30 septembre 2013

CHILI : « L’ENFER », CONFESSIONS D’UNE VICTIME DEVENUE BOURREAU

Les personnes torturées, au Chili comme en Afghanistan, ont un point commun : ce sont des victimes. Et ce qu’elles racontent, l’humiliation, le viol, l’application d’électricité, est un témoignage souvent insoutenable, une page de l’histoire du pays où ils ont été des opposants.

COUVERTURE  DE « L’ENFER »
« L’Enfer » de Luz Arce (Les Petits matins, 2013) a ceci de particulier : il raconte l’histoire d’une victime qui devient bourreau sous Pinochet. ;
Luz Arce est arrêtée en 1974, après le coup d’Etat qui renversa Allende, pour avoir poursuivi ses activités de militante socialiste. Après avoir été torturée pendant plusieurs mois, violée sans relâche, blessée par balle, elle craque. Pour sauver sa vie, celle de son frère et celle de son petit garçon, elle donne des noms. D’abord ceux qu’elle sait morts ou en exil, puis les autres…  
Ce livre est un témoignage qui dérange, profondément. Non seulement parce qu’il pose un regard froid sur la frontière très perméable entre le bien et le mal, entre la victime et le bourreau. Mais aussi parce qu’il remet en cause l’idée, toujours facile, de ceux qui ne pourront jamais se mettre à la place de Luz Arce, que la victime doit être un héros, qu’elle doit se taire ou mourir.
par Cristina L’Homme dans Rue89

« Plus une expérience est en excès par rapport à notre propre vie, plus nous la jugeons sévèrement », écrit Bernardo Toro, écrivain franco-chilien, préfacier et traducteur de ce livre en français. Nous l’avons rencontré.


CRISTINA L’HOMME




Racontez-nous comment vous avez été amené à traduire ce livre qui avait été publié en espagnol, en allemand et en anglais…


Bernardo Toro. Je savais que le livre avait été publié au Chili en 1993 par Planeta Chile. J’ai passé plusieurs années à le chercher, sur Internet, dans les librairies d’occasion, partout.

Un jour, j’ai dû me rendre à l’évidence : ce livre avait connu le même destin que des centaines de personnes au Chili, il avait disparu. Rigoureusement, définitivement. Je savais par ailleurs que son auteure était doublement menacée de mort, par ses anciens camarades du PS et du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et par la police politique, la DINA (CNI). Que contenait ce livre de si explosif ? Je voulais le savoir.

Comment avez-vous fini par le trouver ?

J’ai écrit à l’éditeur allemand qui possédait un exemplaire de l’édition chilienne, il l’a photocopiée et me l’a envoyée. Ce livre a été en grande partie écrit à Vienne grâce à une bourse allemande. C’est intéressant que les Allemands et les Autrichiens se soient intéressés les premiers au cas de Luz Arce. La culpabilité historique doit y être pour quelque chose.

Je crois, par ailleurs, que l’histoire allemande éclaire en partie ce qui s’est passé au Chili. Après la débâcle du nazisme, les Allemands ont retrouvé une certaine dignité par la réussite économique. Comme au Chili, l’économie est venue compenser une forme d’humiliation civique et politique. Le miracle allemand fait penser au triomphalisme économique du « jaguar de l’Amérique latine » que voulait être le Chili jusqu’à il n’y a pas très longtemps.

Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de constater que ce qui a écorné définitivement l’image de Pinochet au Chili, c’est moins les violations des droits de l’homme que les affaires de corruption [les comptes bancaires bien garnis à l’étranger, ndlr]. Au Chili, détourner l’argent public est devenu soudain plus insupportable que d’avoir supprimé des vies.

Le lecteur qui comprend tout le cheminement de l’histoire de Luz Arce, apprend-il à ne pas la juger ?

Si avant de lire « L’Enfer », on croit avoir un avis sur le cas Luz Arce, on s’aperçoit, à la lecture du livre, qu’il n’en est rien. Juger quelqu’un qui a été torturée pendant des mois et violée à répétition est impossible, voire immoral, surtout si le jugement provient des personnes qui n’ont jamais rien risqué et par conséquence pas souffert…

Il faut croire que plus une expérience est en excès par rapport à nos vies, plus nous la jugeons sévèrement. Les premiers à pardonner Luz Arce ont été les victimes de la répression, les critiques les plus acerbes sont venues de ceux qui se sont tant bien que mal accommodés aux nouvelles règles du jeu, comme s’il s’agissait de compenser par la droiture du jugement la sinuosité des comportements.


Vous dites que ce livre porte sur la frontière, pas toujours bien définie, qui existe entre le bien et le mal ?

Ce livre remet en cause la représentation collective que l’on veut donner de la victime. La plupart du temps, une victime n’est « que » victime. Elle subit le mal mais ne le rend pas. Or, nous savons que lorsque le mal s’érige en système social, les individus sont tenus de choisir entre deux formes de mal et non pas entre le bien et le mal. En l’occurrence, Luz Arce a été sommée de choisir entre son frère et ses camarades. Le mal érigé en système rend « coupable » et pas seulement héroïque, d’où sa perversité.

C’est un livre qui dérange…

Si Luz Arce s’était souvenue sommairement des faits qu’elle raconte, comme la plupart des victimes, son livre n’aurait pas eu autant d’impact. Mais Luz Arce raconte les détails, les noms, les odeurs, les conversations et, forcément, cela choque. Tout le monde sait que la Dina a torturé, mais ce sont les détails qui dévoilent la perversité, la méchanceté, l’héroïsme et aussi la banalité du mal.


PORTRAIT DE BERNARDO TORO. PHOTO JULIEN FALSIMAGNE
Un exemple entre mille. Quand Fernando Laureani [un ancien responsable de la Dina, ndlr] se retrouve face à Luz Arce devant les tribunaux en 1992, il explose de colère. Non pas parce qu’Arce raconte ses crimes au juge, mais parce qu’elle soutient qu’un jour Krassnoff, le chef de Laureani, l’a traité de « con ». Pour lui ce mot est beaucoup plus insupportable et humiliant que n’importe quelle accusation de crime ou de torture.

Est-ce que le moteur du livre est la culpabilité ?

Bien entendu. Luz Arce raconte en tant que coupable une expérience qu’elle a vécue en tant que victime. Mais la richesse du livre tient surtout à la manière dont elle explore cette culpabilité.

« L’Enfer » est à la fois une confession, au sens chrétien du terme, un témoignage au sens juridique et une autobiographie au sens littéraire. Confession, parce qu’il est question d’un mal qu’on avoue en vue du pardon. Témoignage, parce qu’il cherche aussi à dénoncer les pratiques d’un Etat criminel. Et une autobiographie, parce qu’il s’agit d’une tentative de compréhension globale de sa personne, à partir de son enfance, sa famille, ses parents, sa formation politique, son engagement.

Il existe beaucoup de témoignages sur cette période, mais peu d’autobiographies et encore moins de confessions.

Pourquoi dites-vous que ce livre vise le pardon?

Les lecteurs qui s’intéressent à ce livre pour des raisons politiques ne sont pas sensibles à l’aspect religieux de la confession. Pourtant, la première version du livre a été écrite sous forme de courts récits que Luz Arce a mis sous enveloppe et soumis à un prêtre dominicain. C’est donc une confession au sens propre du terme qu’elle finit d’ailleurs par brûler, comme Rimbaud, sa Saison en Enfer.

Lorsqu’elle commence son livre, Luz Arce n’a pas d’interlocuteur puisqu’elle est condamnée par l’ensemble de la communauté et par elle-même. Si ce livre a pu quand même être écrit, c’est parce qu’une oreille s’est ouverte, cette oreille est celle de Dieu.

Comme Rimbaud qui donne à lire au Diable «quelques hideux feuillets de son carnet de damné », ce livre s’adresse directement à Dieu, par-delà le jugement des hommes.

« J’ai dit que je demandais pardon, affirme-t-elle au début de L’Enfer, mais je n’attends pas qu’on me l’accorde. » Le seul pardon qu’elle attend vient de Dieu, le prix à payer est la vérité, c’est-à-dire l’aveu des fautes commises. Pas un aveu succinct et de pure forme, mais un véritable aveu, une mise à nu de son âme. N’oublions pas que cette expérience se déploie dans la sphère catholique, où le péché est le plus court chemin vers la connaissance de Dieu. Le prêtre dominicain insiste beaucoup sur ce point : « Dieu est venu sur terre pour des gens comme toi, pour les pêcheurs ! S’il y a des gens qui ont besoin de Dieu, c’est toi ! »
 LUZ ARCE

Luz Arce est-elle une traître ?

Luz Arce est une traître intégrale qui n’a jamais menti. Sa trahison a consisté plutôt à dévoiler une parole qui devait être maintenue sous silence. Ce pacte du silence, elle l’a rompu à trois reprises. Elle est donc trois fois traître. D’abord, elle a trahi ses camarades en donnant leurs noms. Ensuite, elle a trahi ses collègues de la Dina en témoignant auprès des tribunaux (elle a fait plus de 350 dépositions qui ont joué un rôle déterminant dans l’inculpation des chefs de la Dina). La troisième fois, ce sont les institutions de droits de l’homme et la fameuse Commission vérité et réconciliation qu’elle a trahi. Les témoignages livrés à cette commission devaient rester anonymes et secrets, or Luz Arce a publié son témoignage dans les journaux.

Il est intéressant de remarquer que ces pactes du silence ont été imposés par les hommes et que c’est une femme qui les a trahis. La dimension sexuelle est ici fondamentale. Les deux milieux que Luz Arce a fréquentés, le Parti socialiste et la Dina, s’opposent sur le plan idéologique, mais se rejoignent sur le plan sexuel. Les valeurs masculines, la misogynie et le refoulement du féminin sont extrêmement présents dans le monde politique et militaire. Luz Arce va devoir se dépouiller de sa féminité pour qu’on la prenne au sérieux en tant que militante et pour qu’on arrête de la violer en tant que détenue.

En tant qu’écrivain, qu’est-ce qui vous a passionné dans cette histoire ?

Dans ses livres, un écrivain est souvent amené à écrire des choses sur les autres, sur lui-même et sur le monde qu’il ferait mieux de taire. L’écrivain est donc aussi un traître qui rompt le pacte de silence imposé par le lien social. La censure sociale qu’il transgresse n’est pas un fait dictatorial, bien au contraire, cette censure garantit la paix civique et la cohésion sociale. Pas de société possible sans refoulement. Le seul endroit où la société s’autorise à briser le pacte de silence qui la fonde est la littérature, d’où son importance et son ambiguïté de fond.

De ce fait, la littérature est l’une des rares pratiques sociales qui intègrent la question du mal. Je m’explique : les fables et les mythes fondateurs font apparaître le « mal » comme venant de l’extérieur. Le mal serait une force qui viendrait toujours de l’extérieur menacer notre corps individuel ou social. La littérature, en revanche, nous montre que le mal est aussi en nous, qu’il est un moment de notre constitution.


À ce titre, j’évoque dans la préface l’un des mythes fondateurs du Chili en tant que nation. Les livres d’histoire, nous racontent que nous autres Chiliens avons été envahis par les Espagnols, ces conquérants sanguinaires. Ce n’est pas totalement faux, simplement nous sommes en tant que peuple, un mélange de conquérants et de conquis, d’envahisseurs et d’envahis, de victimes et de bourreaux. Le mythe fondateur falsifie donc notre rapport à l’histoire afin de repousser le mal hors des frontières et nous permettre d’incarner le bien. La littérature, et je tiens « L’Enfer » pour un ouvrage de haute littérature, vise à introduire un peu de vérité dans cette fiction.

18 septembre 2013

L’ENFER, DE LUZ ARCE

COUVERTURE  DE « L’ENFER », TERREUR ET SURVIE SOUS PINOCHET DE LUZ ARCE. PRÉFACE DE BERNARDO TORO, LES PETITS MATINS, ISBN 978-2-36383-097-5. PARIS, AOÛT 2013 576 P, 20 EUROS

PRÉFACE DE BERNARDO TORO

Chacun a entendu parler des « disparus », ces opposants que la dictature chilienne n’aurait jamais arrêtés, ni torturés, ni tués. Ils ont été la clef d’un dispositif fondé sur l’effacement des traces, une forme moderne de crime d’Etat pratiquée par l’Allemagne nazie et « perfectionnée » par le Chili de Pinochet. Si le criminel ordinaire tente d’effacer ses propres traces, ce qu’on cherche à faire disparaître ici ce sont les traces de la victime. En occultant les cadavres, les militaires chiliens ont supprimé non seulement la vie des disparus, mais aussi leur mort. La disparition étant une mise à mort de la mort.
Dans ces limbes dépourvus de réalité qu’étaient les centres de détention, la répression militaire a pris la forme d’un huis clos à trois personnages dont rien, en principe, ne devait filtrer. D’un côté, il y avait les disparus dont les corps ont été escamotés afin qu’ils ne puissent pas témoigner de leur propre mort, de l’autre les agents de la police politique qui n’ont rien vu et rien fait. Quant aux seuls qui pourraient témoigner, les survivants, ils avaient la plupart du temps les yeux bandés et un accès très restreint au sort des autres détenus. Ceux qui voudraient parler ne le peuvent pas, ceux qui le peuvent se taisent. C’est l’équation qui garantit la pérennité du silence. Quarante ans plus tard, aucune repentance ni règlement de compte tardif n’est venu déjouer ce dispositif. Il a fallu l’étrange et insolite conjonction en une seule personne de la soif de réparation de la victime et du besoin de contrition du bourreau pour briser le silence de la dictature. Le livre que vous avez entre les mains constitue le seul témoignage que l’on possède (et l’on possédera sans doute jamais) sur les arcanes de la répression politique au Chili. 
Militante socialiste et membre de la garde rapprochée d’Allende, Luz Arce, rejoint la résistance après le coup d’Etat de Pinochet. En 1974, elle est arrêtée par la police politique, violée, pendue, blessée par balle et sauvagement torturée pendant plusieurs mois. Brisée moralement, la jeune femme livre à la police quelques-uns de ses camarades qui sont à leur tour arrêtés ─ et dont certains ont disparu. Attrapée dans la spirale de la collaboration et menacée de mort par ses anciens camarades, Luz Arce devient pendant quelques années fonctionnaire des services d’intelligence militaire, la tristement célèbre DINA. Lors du retour à la démocratie, ses nombreuses dépositions auprès des tribunaux ─ près de trois cent cinquante ─ joueront un rôle déterminant dans l’inculpation de certains haut responsables de la Dina.
Si ce témoignage est une tentative de réparation, il constitue aussi une deuxième trahison, puisque en l’écrivant son auteur a trahi une deuxième fois la confiance des siens ─ les agents de la Dina en l’occurrence. Le témoignage le mieux informé sur la répression militaire est donc l’œuvre d’une traîtresse, c’est-à-dire de quelqu’un dont la parole a perdu sa légitimité, son crédit, sa valeur. Luz Arce n’a pourtant pas menti, sa trahison a plutôt consisté à révéler un secret qu’elle était tenue de garder. Ce n’est donc pas la vérité qu’elle a trahi, mais le groupe, le pacte de silence qui garantissait sa survie et scellait sa cohésion. 
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MILITANTE SOCIALISTE ET MEMBRE DE LA GARDE RAPPROCHÉE D’ALLENDE, LUZ ARCE, REJOINT LA RÉSISTANCE APRÈS LE COUP D’ETAT DE PINOCHET. EN 1974, ELLE EST ARRÊTÉE PAR LA POLICE POLITIQUE, VIOLÉE, PENDUE, BLESSÉE PAR BALLE ET SAUVAGEMENT TORTURÉE PENDANT PLUSIEURS MOIS. BRISÉE MORALEMENT, LA JEUNE FEMME LIVRE À LA POLICE QUELQUES-UNS DE SES CAMARADES QUI SONT À LEUR TOUR ARRÊTÉS ─ ET DONT CERTAINS ONT DISPARU. ATTRAPÉE DANS LA SPIRALE DE LA COLLABORATION ET MENACÉE DE MORT PAR SES ANCIENS CAMARADES, LUZ ARCE DEVIENT PENDANT QUELQUES ANNÉES FONCTIONNAIRE DES SERVICES D’INTELLIGENCE MILITAIRE, LA TRISTEMENT CÉLÈBRE DINA. PHOTO QUÉ PASA

CONFESSION ET PARDON

Honnie de tous et menacée de mort par les deux camps, Luz Arce s’est retrouvée au ban de la société, dans une situation de solitude extrême qui l’a conduite aux portes de la folie. Ce n’est pas seulement l’honneur que Luz Arce avait perdu, mais aussi sa parole et jusqu’à son nom. Aucune oreille humaine ne pouvait accueillir son témoignage sans lui opposer aussitôt un refus définitif, si bien qu’au fil du temps elle s’est enfoncée dans un processus de mutisme et de dépersonnalisation que les changements de nom successifs n’ont fait qu’aggraver. 
C’est dans l’horizon du pardon chrétien qu’elle a retrouvé, par-delà la condamnation des hommes, une promesse d’absolution. Les premiers chapitres de ce qui allait devenir son Enfer ont été écrits et mis sous enveloppe à destination d’un prêtre dominicain. Nous sommes donc dans le cadre habituel d’une confession privée qui resterait vaine sans le concours de la foi. La difficulté d’une telle confession ne réside pas dans le pardon, la miséricorde divine nous l’accorde d’avance, mais dans la foi. Il faut bien croire en Dieu pour que son pardon ait un sens. « Affligée et malade, j’ai commencé à chercher Dieu, mais j’avais du mal à croire qu’il existait vraiment. Je me suis procuré un exemplaire du Nouveau testament et j’ai commencé à le lire. (…) Je voulais croire en l’existence de Dieu, mais c’était impossible. »
La conversion de Luz Arce tient du pari de Pascal. En pariant sur l’existence de Dieu, elle mise sur sa propre rédemption. Si l’on peut estimer qu’il s’agit d’une conversion intéressée, il n’en reste pas moins que nous retrouvons ici l’essence même du message évangélique qui fait du péché le plus court chemin vers la grâce. Comme le rappelle le prêtre dominicain auquel Luz Arce adresse son témoignage, c’est avant tout pour les pécheurs que le Christ est venu sur la terre. « Le père essayait de me faire comprendre que le Seigneur était venu pour moi aussi, commente Luz Arce, surtout pour moi, surtout pour ceux qui ont péché. »
Si la foi constitue la condition du pardon, l’aveu en est l’épreuve. Pour accéder au pardon, il faut passer par l’aveu, reconnaître ses fautes, avouer ses péchés, surtout les plus impardonnables. Le rapport au vrai est dès lors subverti, la vérité ne relève plus de la probité morale mais d’une transaction en vue de l’obtention du pardon que le mensonge risquerait d’entraver. Seules les fautes que l’on avoue peuvent nous être pardonnées, celles que l’on cache ou que l’on déguise restent un poids pour la conscience. Sans aveu sincère, pas de soulagement pour notre conscience. « Jamais je ne m’étais confrontée à moi-même dans une telle nudité, écrit Luz Arce. Je devais plonger dans mon cœur et accepter le regard du Seigneur (…) Plus que jamais, j’ai eu l’impression d’être une ordure. »
Si le soulagement peut-être considérable, l’épreuve s’avère insoutenable. Par le souvenir, les tourments du passé s’abattent sur le présent. L’oubli, on le sait, est la seule issue des rescapés. Le souvenir ne soulage que ceux qui ont souffert de ce trop long silence, c’est-à-dire les enfants des rescapés, voire leurs petits-enfants. Après avoir écrit les cent premières pages de son Enfer, Luz Arce s’empresse de les réduire en cendres. En attisant le feu des fautes commises, l’écriture a ravivé la douleur des anciennes brûlures. 
Peu de victimes ont eu, comme Luz Arce, le courage de raconter dans le menu détail les atrocités endurées, la plupart s’en est tenue à un récit allusif et sommaire. La force qui pousse Luz Arce à replonger dans l’enfer est, en partie, sa culpabilité, car les épreuves subies expliquent et justifient de manière implicite ses trahisons. En retour, la conscience aiguë de sa faute lui fournit une raison de vivre. A quoi bon continuer à vivre ? se demande souvent la victime en proie au découragement. A la fonctionnaire de la Dina de répondre : Pour faire la lumière sur les gens qui sont morts par ma faute. S’il a fallu que des camarades meurent pour qu’elle puisse rester en vie, en cédant au désespoir, elle rendrait leur mort encore plus absurde. S’ils sont morts pour elle, il faut bien qu’elle vive pour eux. Luz Arce a une dette à leur égard, pour la solder il lui faut continuer à vivre. 
Le passage de la confession privée à la confession publique lors de son témoignage devant la commission « Vérité et réconciliation » détache la scène du repentir de la sphère religieuse. L’esprit de réconciliation qui préside à cette commission suppose l’anonymat et la confidentialité, c’est-à-dire un nouveau pacte de silence. Luz Arce le brise à nouveau en publiant sa déclaration dans les journaux chiliens. C’est une nouvelle trahison que ce livre amplifie et prolonge.
« Je ne parle pas de justice ou d’injustice, pas même de pardon, signale Luz Arce en ouverture de sa déclaration. J’ai dit que je demandais pardon, mais je n’attends pas qu’on me l’accorde. » Le seul pardon qu’elle croit pouvoir recevoir, celui de Dieu, lui a déjà été accordé, c’est même grâce à lui qu’elle a trouvé la force de régler cette dette, car c’est en termes laïques de dette (envers les hommes) et non de pardon (face à Dieu) que la question se pose désormais. « Je déclare devant cette Commission par un devoir de conscience et parce que je crois que j’ai une dette à régler et il me semble nécessaire de la solder. J’espère que cela contribuera d’une manière ou d’une autre à réparer le mal que mes actions dérivées de ma collaboration avec la Dina a causé. » 
Luz Arce a une dette à régler envers « ses victimes », mais aussi envers les autres, envers toutes les victimes, au rang desquelles elle se trouve. Personne ne songerait, en effet, à lui contester ce statut, elle reçoit même à ce titre une indemnisation de la part de l’Etat chilien. En s’acquittant de cette dette par le truchement de son livre, Luz, la traîtresse, s’adresse à Luz, la victime, et lui redonne la parole. Cette réparation ne passe plus par le jugement des autres, l’écriture est à la fois le lieu souverain où elle donne et reçoit la réparation, une manière de régler sa dette et de retrouver sa parole d’un même mouvement.


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LUZ ARCE SANDOVAL, A POURSUIVI SA COLLABORATION AVEC LA CNI ET EN 1990 ELLE S'EST MISE À LA DISPOSITION DES TRIBUNAUX POUR DÉCLARER DANS DES CAS DE DISPARUS. ON LUI DOIT UN DES PREMIERS AVEUX FAITS PAR DES AGENTS AYANT CONNU LA DINA —L’APPAREIL DE TERREUR DE LA DICTATURE—, DE L'INTÉRIEUR. ELLE DÉMÉNAGE AVEC SA FAMILLE AU MEXIQUE, PUIS ELLE RENTRE AU CHILI  OÙ ELLE VIT ACTUELLEMENT.  PHOTO MEMORIA VIVA 

J’AI VU L’ENFER DES HOMMES LÀ-BAS. 

Luz Arce ne s’en tient pas aux faits liés à la répression, son livre est une tentative de compréhension globale de sa personne et à ce titre se rapproche davantage de l’autobiographie que de la confession. En essayant de comprendre les mécanismes qui l’ont poussée à l’engagement politique, puis à la résistance contre Pinochet et enfin à la collaboration systématique, Luz Arce retrace l’ensemble de son parcours, depuis son enfance jusqu’au moment où elle se met à écrire son livre. Aucun des aspects de sa vie n’est négligé : famille, formation politique, rapports affectifs, contexte historique. Elle traque sa vérité personnelle dans les moindres recoins de sa biographie en suivant deux fils directeurs: son rapport au groupe (famille, parti, Dina, église) et au masculin. Ce dernier aspect prendra d’ailleurs de plus en plus de l’importance jusqu’à devenir la question centrale du livre : comment survivre en tant que femme dans un univers totalement soumis au pouvoir masculin ? La question du mal, telle que Luz Arce la rencontre dans les centres de détention de la Dina, est aussi la question du mâle, depuis ses formes les plus abjectes jusqu’aux plus paternalistes. C’est d’ailleurs grâce à la connaissance qu’elle acquiert du comportement mâle et à sa capacité d’en jouer que Luz Arce doit sa survie. La question politique se double ainsi d’une dimension sexuelle. 
S’ils s’opposent sur le plan idéologique, les deux milieux dans lesquels Luz évolue se rapprochent sur le plan sexuel. Le même refoulement du féminin semble, en effet, à l’œuvre chez les opposants au régime et chez ses défenseurs, si bien qu’en dernier ressort, la conscience la plus aiguë de son individualité, sa fibre de résistante, Luz Arce la tient davantage de sa condition de femme que de celle de militante. J’ai vu l’enfer des hommes là-bas, pourrait être la conclusion de cette saison en enfer chilienne. L’enfer du machisme, l’enfer du patriotisme, l’enfer du paternalisme, « un concert d’enfers ».

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QUATRIÈME DE COUVERTURE  DE « L’ENFER », TERREUR ET SURVIE SOUS PINOCHET DE LUZ ARCE. PRÉFACE DE BERNARDO TORO, LES PETITS MATINS, ISBN 978-2-36383-097-5. PARIS, AOÛT 2013, 576 P., 20 EUROS

LA QUESTION DU TÉMOIGNAGE

En 1993, au moment où L’enfer a été publié, un nombre considérable de procès sur la disparition des victimes de la dictature voyaient le jour. Au lieu de satisfaire cette demande de justice, ce livre a été accueilli avec un grand embarras. En brouillant les frontières entre les victimes et les coupables, le témoignage de Luz Arce ne correspondait pas à l’indispensable délimitation des responsabilités voulue par la justice, délimitation d’autant plus nécessaire que la loi d’amnistie et l’impératif de réconciliation nationale préconisaient plutôt un repentir collectif, un pardon anonyme. 
D’autre part, le récit de Luz Arce ne correspondait pas (et ne correspondra jamais) à l’image que la société chilienne veut se donner d’elle-même. Seule l’occultation d’une telle expérience et de ce qu’elle vient nous rappeler, à savoir que beaucoup d’opposants au régime ont parlé sous la torture et collaboré avec les militaires, devait permettre au mythe de la résistance de se constituer et, comme il est arrivé dans la France occupée, de sauver l’honneur des Chiliens ¾ complices passifs de la dictature pour la plupart. 
L’hybridation du coupable et de la victime constitue au Chili un véritable refoulé historique, dans la mesure où le peuple chilien est issu, non comme le veut la légende des nobles Araucans qui ont résisté vaillamment aux conquérants espagnols, mais du métissage des deux. Le peuple chilien est, de par son origine, une sorte de monstre issu de l’accouplement criminel du bourreau et de la victime, viol ou connivence avec l’ennemi  que l’histoire s’est chargée de gommer à coup de légendes patriotiques. 
Au Chili, la disparition n’a pas seulement affecté les corps. Le trouble provoqué par L’Enfer a entraîné la disparition pure et simple de l’ouvrage peu après sa publication. Effacement de traces quasi parfait qui a obligé ses traducteurs successifs à travailler à partir de photocopies. Tout porte à croire que cette épuration n’a pas été l’œuvre des seuls militaires, pour des raisons aussi diverses que compréhensibles ce livre mettait dans l’embarras l’ensemble de la société chilienne.
Pour savoir que penser du livre de Luz Arce, on attendait que la justice ait fait son travail, que d’autres témoignages confirment ou infirment ses déclarations. Le lecteur ne voulait pas se substituer au juge, trop de pièces manquaient au dossier pour asseoir un jugement. On imaginait qu’un jour la vérité historique serait établie et qu’elle reposerait sur des preuves concrètes et non sur des paroles invérifiables. Mais le temps a passé et nous savons aujourd’hui que les vides qui entourent l’histoire de Luz Arce ne seront jamais comblés. 
Si bien que la question reste entière : devons-nous apporter foi au témoignage de Luz Arce ? Devons-nous la suivre sur tous les points ou seulement sur certains ? Et dans ce cas lesquels ? Dit-elle la vérité quand elle accable les tortionnaires ? Ment-elle dès qu’elle se pose en victime ? Essaie-t-elle de nous apitoyer pour mieux nous faire accepter sa trahison ? Nous ne pouvons plus attendre, comme il y a vingt ans, la médiation du juge ou celle de l’historien. C’est à nous de trancher. Entre nous et ce livre il ne reste plus aucun tiers. 
Le scepticisme n’est ici d’aucun secours. Si nous avons besoin de preuves pour attester un témoignage, pour le contester il en va de même. Mais les preuves nous manquent dans les deux cas et quelque chose de nous-mêmes, de notre propre engagement subjectif est mis à contribution. Ce livre, plus que tout autre témoignage nous implique subjectivement. En nous accordant l’immense pouvoir de la juger, Luz Arce nous tend un miroir afin que nous nous regardions. Et que voyons-nous ? Pas grand-chose si ce n’est l’extraordinaire disproportion entre notre expérience personnelle et la sienne. N’ayant été ni enfermés, ni torturés, ni violés à répétition, notre jugement sans preuves ne peut pas non plus se soutenir de notre propre expérience. En rigueur, la possibilité qui nous est offerte de juger Luz Arce nous devrions la décliner. Mais il faut croire que notre nature humaine a du mal à renoncer à ce pouvoir qui nous confère par ricochet une supériorité morale. Plus une expérience est en excès par rapport à notre propre vie, plus sévèrement nous la jugeons. Les premiers à pardonner Luz Arce ont été les rescapés de l’enfer de la junte, ses pourfendeurs les plus farouches se trouvant parmi ceux qui se sont soumis passivement aux diktats de Pinochet, comme s’il s’agissait de compenser par la rigueur du jugement la passivité des actes.

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LUZ ARCE SANDOVAL, ANCIENNE MILITANTE SOCIALISTE, RETOURNÉE SOUS LA TORTURE ET DEVENUE APRÈS AGENT DE LA DINA. ELLE AVAIT ÉTÉ RECONNUE PAR DES SURVIVANTS DE PLUSIEURS CENTRES DE DÉTENTION, QUI L’AVAIENT SIGNALÉE COMME PARTICIPANTE AUX SÉANCES DE TORTURE À VILLA GRIMALDI, À LONDRES 38 ET CUATRO ALAMOS. PHOTO MEMORIA VIVA 

LA LOGIQUE DE LA FICTION

Vingt ans après sa publication, la question serait donc de savoir si désormais nous pouvons lire L’Enfer de Luz Arce comme de toutes manières les générations futures le liront, ou bien si, obsédés par le jugement moral et la véracité historique, nous manquerons à nouveau l’essentiel, à savoir que l’importance de ce livre ne repose ni sur l’honnêteté de l’auteur ni sur le jugement moral du lecteur. En un mot, il s’agirait de savoir si quarante ans après le coup d’Etat, nous sommes devenus capables d’accorder à L’Enfer la force éclairante d’une œuvre de fiction ? Bien entendu, nous ne tenons pas L’Enfer pour un ouvrage issu de l’imagination de l’auteur, une telle méprise paraît même choquante.  Par « fiction » nous entendons un pacte de lecture fondé sur un rapport à la vérité qui se passe de preuves, qui contient en lui-même sa propre légitimité, un rapport au réel où le fait de savoir si tel événement s’est réellement produit, si tel personnage a réellement existé, devient secondaire. Savoir que cela est possible nous suffit. Or L’Enfer est possible, plus que possible, il est la possibilité même. 
La distance qui sépare fiction et réalité, mémoire et imagination (que nous tenons pour constitutive de notre rapport au réel) le temps se charge de l’estomper pour nous faire accéder à un nouveau régime de la vérité, où la fiction ne s’oppose pas à la réalité mais au contraire la complète en développant les possibilités non réalisées de l’histoire. 
Il est à parier que pour les générations futures la question de savoir si Luz Arce ment ou pas sur tel détail sera tout à fait secondaire et que même son existence réelle ne sera qu’une espèce d’anecdote, son livre et le personnage que nous voyons se débattre et lutter pour sa survie seront plus réels que son auteur, plus réels que nous-mêmes, ses lecteurs d’aujourd’hui. 

19 mars 2012



Missions Stendhal 2012


Dans le cadre des Missions Stendhal, Bernardo Toro a été invité au Chili pour effectuer un travail de recherche autour de son prochain roman Qui d’autre à part nous à paraître en 2013. Il participera à quelques rencontres organisées par l’Institut français et l’l’Alliance française du Chili.

Voici les principales :

Le mercredi 21 mars à 18h au Consejo de la Cultura à Valparaiso. Présentation de son prochain roman Qui d’autre à part nous.

Le mardi 3 avril à 19h30 à l’Institut français de Santiago. Rencontre avec Ramon Diaz-Eterovic et Anne-Marie Métailié autour du thème Roman et mémoire, animée par Marilu Ortiz de Rozas.

Le mercredi 18 avril à 19h30 à l’Institut français de Santiago. Rencontre avec Arturo Fontaine et Carla Guelfenbein autour du thème Fiction et histoire, animée par Marcia Scantlebury.


Quelques remarques autour de son prochain roman

Mon projet littéraire s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion sur la littérature en prise avec la mémoire historique déjà entamé avec mon premier roman Contretemps qui traitait de l’exil chilien en France. Je me propose d’écrire un roman librement inspiré de la vie d’une militante socialiste morte à l’âge de vingt ans, où seront évoqués les années du gouvernement d’Allende ( 1970-73 ) et la répression militaire de Pinochet ( à partir de 1973 ).


Les trois étapes de la mémoire et le rôle de la littérature

Le coup d'Etat de 1973 au Chili a été un véritable séisme dont l'onde de choc a affecté au moins trois générations, la dernière étant née après le retour à la démocratie. Nous avons donc affaire à un événement non seulement vécu, mais surtout transmis. Un fait de langue et de sens et non seulement de feu et de sang.

A la suite des événements bien connus, il s’est produit au sein de la société chilienne un difficile travail de mémoire dont la première étape, inévitable, a été l’oubli. Dans un premier temps, seul l’oubli a permis aux victimes de panser leurs blessures et à la société de retisser ses liens. La consolidation de la démocratie a permis à la société chilienne d’entrer dans une nouvelle étape, celle du témoignage.

Il est difficile de dater avec précision ces étapes, mais il semble acquis que la fiction ne peut s’inscrire qu’à la fin de ce processus, une fois que la « vérité historique » a été établie.  La censure qui opérait autrefois sur la mémoire a été levée, mais une autre forme de censure plus subtile s’est mise en place. Elle consiste à limiter la portée de cette mémoire historique, en arguant de son absence de rapport avec notre présent. Ces témoignages nous parleraient, en effet, d’un passé révolu, définitivement déconnecté  des préoccupations du présent. A l’impératif de cohésion sociale succède donc la dévaluation du passé. Le « devoir de mémoire » loin de raviver l’intérêt pour cette période ne fait qu’aggraver le ressentiment envers cette fable historique que les « faibles » ( les vaincus ) imposent au reste de la société. Face à cette indifférence voulue et néanmoins réelle, la littérature a, nous semble-t-il, un rôle à jouer. En tant que fait historique les événements des années 70 appartiennent au passé, mais en tant que fait littéraire ils redeviennent présents. Un roman peut, en effet, nous raconter des faits qui ont eu lieu il y a quarante ans comme s’ils étaient en train d’avoir lieu. La fiction fait trou dans la chronologie en dévoilant une dimension du présent qui échappe à l’histoire. C’est le grand avantage de la littérature sur l’histoire dans la transmission de la mémoire.


 Un roman écrit en français

Avant d’aborder mon propre travail, il me semble nécessaire de noter que ma langue d’écriture est le français. La question ne se pose donc pas pour moi dans les mêmes termes.

Etant étrangère aux faits que je me propose de raconter, la langue française n’est pas soumise au même régime ni aux mêmes interdits qui opèrent sur la langue du pays. De ce fait, le français permet d’accélérer le travail de mémoire. Pour le moment, peu de fictions écrites en langue espagnole mettent en scène les années Allende et la répression militaire. Au Chili le travail de témoignage et de reconstitution historique se poursuit, il est même probable que seule la progressive disparition des acteurs de ce drame permette à la fiction chilienne de s’approprier réellement cette partie de son histoire.

La langue française garantit, d’autre part, la nécessaire mise à distance qui permet à l’auteur de plonger dans une réalité violente, trouble et souvent sordide.

La forme du roman

Ces réflexions m’ont conduit à poser la question de la forme à donner au roman. Le personnage principal de mon roman assiste à des faits historiques parfaitement connus : la manifestation du 4 septembre 1973, la prise de l’usine Mademsa, le bombardement de La Moneda, l’enterrement de Neruda, la torture dans les centres de détention de la rue Londres et de Tejas Verdes, etc. Il y a dans mon roman un entrelacement d’éléments fictionnels et de données historiques qui rendra problématique son statut. Quelle est la part de fiction et la part de réalité ? Où commence l’une et se termine l’autre ? Pour mieux nouer les deux approches en une seule unité narrative, je voudrais rassembler deux traditions littéraires opposées, le roman psychologique fondé sur le monologue intérieur et le roman social à forte base documentaire. Le récit plongera dans les replis de la conscience du personnage qui lui-même sera confronté à une réalité historique que je compte traiter avec la plus grande rigueur documentaire. La violence sociale aura comme conséquence un progressif rétrécissement de la subjectivité, comme si le dehors finissait par dévorer le dedans.

15 mars 2012

02 mai 2011

03 avril 2011

Bernardo Toro en résidence au lycée Jean Rostand


Depuis septembre 2010, le lycée Jean Rostand de Mantes-La-Jolie accueille Bernardo Toro dans le cadre du programme Résidence d’écrivains en Ile-de-France.
Les enseignants et les élèves du lycée Jean Rostand réalisent divers projets autour du travail de l'auteur. Tous les domaines artistiques sont convoqués : la littérature, bien sûr, mais aussi le théâtre, la chanson, la vidéo et la sculpture.

Ce projet est soutenu par la Délégation académique à l’action culturelle de l’Académie de Versailles, en liaison avec l'inspection pédagogique régionale de lettres, et mis en œuvre grâce à la Région-Ile-de-France. La Cité Nationale de l'Immigration est l'un des principaux partenaires culturels de ce projet. Pour en savoir plus, allez sur le site de la résidence en cliquant ici
Pour voir la vidéo de présentation, cliquez ici.

LUZ à Santiago du Chili


Lecture d'un chapitre de Luz, un roman en cours, à Santiago du Chili dans le centre de détention et torture de la rue Londres 38, lieu où se déroulent les faits racontés dans le roman.


24 janvier 2011

A la recherche du temps chilien



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                                 F. Quillier

Entretien avec Vivian Nichet Baux


Vivian Nichet-Baux : Vous considérez-vous plutôt comme un écrivain chilien ou français?


Bernardo Toro : Ni l'un, ni l'autre. Je ne suis pas un écrivain chilien, car j'écris en français. Je ne me considère pas non plus comme un écrivain français. Je suis un auteur étranger, en France comme au Chili. Cela dit, l’encre où je trempe ma plume française est le Chili. J’y ai vécu la partie la plus importante de ma vie : l’enfance et l’adolescence et entre les deux, l’abîme d’un coup d’état.

Qu'est-ce qui reste de chilien dans vos œuvres romanesques? Est-ce avant tout un imaginaire?


Je ne sais pas ce qui reste de chilien. Je sais en revanche que le français est l’instrument qui me permet de fouiller plus en profondeur les expériences vécues au Chili. La langue française est à la fois le masque qui me permet de déjouer la censure intérieure et la protection qui me permet de ne pas me brûler au contact des expériences difficiles.

Je sais que vous vous intéressez beaucoup aux relations qu'entretiennent le roman et la poésie. A ce sujet, Alejandro Zambra déclare, dans un article intitulé « Le roman, pas question » : « Nous écrivons comme si, au fond de nous, le roman était l'écho prolongé d'un poème retenu ». Que vous évoque cette réflexion?


L’art du roman, tel que je le conçois, consiste à faire tenir ensemble trois registres. Le premier est celui des faits, le récit à proprement parler. Le deuxième est celui de la mémoire ou disons, pour aller vite, de la psychologie, l’espace mental où se déploient nos vies. Le troisième domaine est celui de la perception, c’est-à-dire du corps. Mon expérience de sujet ne se limite pas à ce je fais ni à ce que je pense, elle comprend aussi ce que mon corps perçoit, mes perceptions sensorielles. Ce que j’éprouve en tant que corps est difficilement traduisible en mots, il ne s’agit pas de contenus verbaux. Ce que je vis en tant qu’esprit non plus d’ailleurs, la pensée procède davantage par images que par mots. Une grande partie de mon expérience se passe donc en dehors des mots. Ce constat détermine, à mon avis, la vocation littéraire. Paradoxalement les écrivains sont très sensibles aux choses que les mots ne peuvent pas nommer. La littérature étant une tentative de repousser les frontières assignées aux mots. 
Mais la difficulté majeure, surtout pour un romancier, consiste à rendre compte de ces trois niveaux en même temps. Il est, en effet, très difficile de faire entrer ce qui se vit, se pense et se ressent dans une même coulée verbale. Je peux vous raconter ce qui se passe dans cette pièce pendant que je vous parle, je peux tenter de décrire mes sensations, je peux essayer de décrire comment tout cela mobilise mon esprit, mais faire tenir ces trois choses dans une même page, cela je ne peux pas. Il me faudrait un accélérateur narratif très puissant pour ne pas sombrer dans des digressions sans fin. C’est là que le langage poétique a un rôle essentiel à jouer. La poésie est indispensable pour tenter de traduire en mots les contenus non verbaux, mais aussi et surtout pour condenser ces trois registres et donner un petit aperçu de la manière dont nous vivons. Action, réflexion et sensation en un même mouvement. Notre vie se déploie simultanément sur ces trois niveaux, les séparations sont d’ailleurs purement formelles, pour nous cela constitue un tout.

Quels auteurs ont compté le plus dans votre formation littéraire?

Il y a, bien évidemment, Proust pour les raisons que je viens d'évoquer. Comme tous les grands romanciers du XXème siècle, Proust est un grand poète, cela saute aux yeux. Sa puissance d’évocation sensorielle est inouïe. Tous les sens sont convoqués chez lui. Son maniement de la métaphore lui permet de traduire une sensation olfactive en termes visuels ou auditifs et inversement. Il faut pour cela un véritable génie de la métaphore, car nous parlons de sensations non verbales extrêmement fugaces, à peine perceptibles, des micro-sensations. Un autre auteur qui m'intéresse énormément est Virginia Woolf. On sait que la lecture de Proust avait failli la conduire au suicide. Jamais elle n'arriverait à écrire, pensait-elle, quelque chose d'aussi fort. Mais elle a réussi dans un autre registre, le sien. Avec Virginia Woolf, on revient à la question du langage poétique en tant qu’accélérateur. Si l'on prend un roman comme Mrs. Dalloway, un chef d’œuvre de concision, on se rend compte qu'elle a une manière fulgurante d'aller au plus profond de l'expérience de chaque personnage avec très peu de mots. Cela lui permet de voyager à travers les consciences des personnages sans passer par les particularismes, les anecdotes, les cadres, bref, par les chemins laborieux que la prose est obligée d’emprunter.

Pourriez-vous m'expliquer comment vous avez trouvé cette jolie formule, « De fils à fils », qui sert de titre à votre deuxième roman?

Le titre « De fils à fils » a été forgé à partir de deux expressions courantes : la première « de père en fils », suggère une transmission verticale, la deuxième « d'homme à homme », implique un échange horizontal. « De fils à fils » se situe au milieu de ces deux expériences, dans une sorte de diagonale.


J'aimerais bien que l'on continue à creuser cette relation père-fils. Il y a une phrase dans votre roman qui a attiré mon attention: « j'ai compris que, pour devenir quelqu'un d'autre, je devais d'abord cesser d'être fils». Dans quelle mesure est-on prisonnier de cette relation père-fils ? Dans quelle mesure celle-ci nous empêche-t-elle d'être libre ?

Chez le narrateur de mon roman, il y a l'idée que la paternité pourrait effacer la soumission qu’il a connu en tant que fils. D’une manière générale ce qui pousse les gens à fonder une famille, c'est l'idée que ils feront mieux ou, du moins, tout aussi bien que leurs parents. La famille humaine est portée par cette illusion, par ce projet, par ce désir. Le narrateur de mon roman veut fonder la famille qu’il n'a pas eue, être le père qu’il n'a pas eu. Le père qu’il est devenu est donc en dialogue permanent avec le fils qu’il a été. Mais sa paternité n’enterre pas définitivement son enfance, bien au contraire elle la réactualise. Cela est vrai pour tous les pères, pour toutes les mères. Fonder une famille est un acte émancipateur qui paradoxalement nous ramène en arrière à notre famille d’origine. On peut d’ailleurs établir un parallèle avec mon premier livre: dans les deux cas, le narrateur veut quitter son lieu d’origine : le pays ou la famille et à chaque fois il y est ramené.

Vous avez déclaré dans un entretien avec Anne-Marie Montagnié: « Notre vision du monde est là, tapie derrière des mots aussi inoffensifs que 'chronologie' ». Est-ce que vous pourriez commenter cette formule ? Et surtout, pourriez-vous expliquer pourquoi, en tant que romancier, vous avez choisi de déconstruire la chronologie de votre récit et de superposer différentes strates temporelles?

Quand on déploie les faits chronologiquement, on est déjà en train de les expliquer. La chronologie tient lieu d’explication. Dans notre perception du temps, le passé explique le présent. Le retour en arrière, dans un récit, a toujours cette fonction : expliquer le moment présent. La psychologie est fondée sur ce principe, l’enfance explique l’âge adulte, l’explication est toujours dans le passé. A cette conception très linéaire du temps, j’oppose une conception circulaire. On n'explique pas, on répète. On ne devient pas, on reproduit. La vie est une tautologie. Mais personne n'en veut, de cette répétition, tout le monde veut imaginer que ça va quelque part, qu’on est en train d'évoluer vers un point, c’est le temps messianique du salut. Notre temps chrétien ni plus ni moins. Il y a au cœur de notre civilisation un refoulement du temps cyclique des astres qui reviennent toujours au même point.
Mais il y a aussi la question de la mémoire. L’inconscient ignore le temps disait Freud. Cela veut dire que le passé et le présent sont, du point de vue de l’inconscient, contemporains. C’est le point de vue de mon roman. Mais il faut encore trouver une technique narrative pour rendre cette simultanéité du présent et du passé. Attention, il ne s’agit pas de bouleverser la chronologie, ni de commencer par la fin, mais bel et bien de rendre la simultanéité. Mais c’est impossible, la linéarité de la langue ne le permet pas. Les sons peuvent être simultanés, les mots sont condamnés à se suivre, l’un après l’autre. Il s’agit donc de créer des effets de simultanéité, rien que des effets.
Nous savons depuis longtemps que les véritables romanciers ne bâtissent par leurs romans sur l’histoire, j’ajouterais ni sur la langue. La structure qui soutient l’édifice romanesque est le temps. Chaque roman doit proposer une expérience subjective du temps, mais rares sont ceux qui le font. Nous constatons qu’il y a beaucoup de textes et de récits, certains remarquables, mais assez peu de romans, au sens où je l’entends. Les grandes aventures romanesques du 20ème siècle ont été des interrogations sur notre expérience du temps. Il suffit de penser à l'Ulysse de Joyce, une seule journée en plus de mille pages, ou à Mrs. Dalloway ou à La Recherche du temps perdu. Près d’un siècle plus tard, on pourrait se demander où en sommes-nous avec cette question du temps ? D’un point de vue romanesque, on pourrait dire que nous sommes revenus à une conception très dix-neuviémiste du temps. Je vous avais dit que le temps était circulaire et bien voilà.

Vous faites un usage très particulier de la ponctuation dans De fils à fils. Pourquoi avez-vous décidé de ne pas mettre de point à la fin des différents paragraphes de votre roman?

C'est quelque chose qui s'est imposé à moi : ce n'était donc pas prémédité. J’ai découvert ça en écrivant et après il a fallu que j’essaie de l’expliquer. Quand on change de paragraphe dans De fils à fils, on peut retrouver la suite du même récit ou bien, par une espèce de saut dans le vide, passer à une expérience qui a eu lieu trente ans plus tôt. Il peut y avoir, entre les paragraphes, des écarts temporels très importants ou alors aucun. Il ne faut pas que le lecteur puisse anticiper. Cette confusion ou hésitation ou flottement apparents est ce qui me permet de créer des effets de simultanéité. Peu à peu la peur du lecteur diminue, il accepte de se perdre dans la chronologie, il comprend que les faits suivent une autre logique, car il y a d’autres logiques possibles, la chronologie n’est pas la seule. Cette autre logique est la clef du roman. Elle se trouve donc dans le principe de composition même du livre.

Une autre question me semble importante dans votre œuvre: c'est la question de la réalité. De fils en fils se clôt, d'ailleurs, par cette phrase: « Tout va devenir réel » - qui était, me semble-t-il, le titre que vous souhaitiez donner initialement à votre roman...

Tout à fait. Cette phrase demeure un peu opaque pour moi. Elle a quelque chose de mystérieux, que je ne parviens pas à éclairer... A la fin du livre, le personnage principal fait ses valises pour quitter sa femme et son enfant : il est triste, mais sa tristesse ne provient pas de ce qu’il est en train de vivre, elle provient du futur. Il songe au moment où, déjà embarqué dans une nouvelle vie, il repensera à ce dimanche où il faisait les valises pour quitter sa famille. Le moment présent l’affecte en tant que passé du futur. Il se souvient du présent au lieu de le vivre et cela le rend triste. Dans son rapport au présent, il y a quelque chose d’impossible. Il aimerait être totalement disponible au présent, totalement là, totalement ouvert à l’expérience en cours. Mais il se rend compte que pour des raisons – non pas psychologiques – mais existentielles, cette présence lui fait défaut. Nous en sommes tous là. Notre psychisme nous tire vers un ailleurs qui nous détourne du présent. Dans ce sens la littérature est une révolte, un désir de vivre enfin ce dont la vie nous a privés. Une tentative de rendre le présent entièrement présent. Mais cette tentative littéraire est aussi vouée à l’échec: Faulkner le disait : tous mes livres sont des échecs. Ce n’était pas un doute sur ses capacités, ni une pose d’écrivain, mais un constat. Quand un écrivain parvient à mettre à nu la veine du présent, ce qu’il voit apparaître en termes de sensations, de sens, de sentiments est tellement riche qu’il lui faudrait des milliers des pages pour restituer une seule seconde de présent. Le livre qu’il écrira est donc par avance voué à l’échec. Mais il nous faut considérer les choses autrement. Toute œuvre romanesque est aussi un chant de louanges à la richesse inépuisable du présent, une manière de fêter le simple fait d'exister.

Espaces latinos, janvier 2011

13 décembre 2010

Bernardo Toro « Londres 38 »

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Invitación
Encuentro con el escritor Bernardo Toro
Memoria y literatura
El encuentro con el escritor Bernardo Toro tendrá lugar el martes 21 de diciembre a las 18h30 horas en Londres 38, espacio de memorias.
Programa
Conferencia: « El rol de la literatura en el rescate de la memoria »
Lectura del capítulo: « Londres 38 » de su última novela.
Conversación con el autor y otros invitados

11 mars 2010

Le site de l'auteur est


10 mars 2010

BERNARDO TORO À RADIO FRANCE INTERNATIONALE






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Bernardo Toro par Françoise Quillier





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Jordi Batallé reçoit l'écrivain Bernardo Toro, dans son émission Cultura al día, le vendredi 5 mars à 14h10 sur Radio France Internationale (RFI). Un entretien en direct autour de son dernier roman De fils à fils, paru aux éditions Stock, dans la collection Bleue.